MES TEXTES
Le 15 septembre 1965, la seconde Maison de la Culture est inaugurée par André Malraux, à Bourges. Vous connaissez la Cathédrale Saint Étienne, seule cathédrale gothique aux cinq portails, aussi grande, peut-être même un peu plus, que Notre Dame de Paris. Vous traversez le jardin de l’Archevêché, jardin à la française avec allées aux fins gravillons qui adorent se glisser subrepticement dans vos chaussures, buis taillés, rosiers tiges, fleurs annuelles replantées régulièrement. Vous arrivez rue Moyenne, la plus ancienne rue de Bourges et juste à gauche, à 100m, vous voyez la Maison de la Culture, ronde comme la Maison de la Radio, mais faite de briques roses et de pierres de taille. Immeuble de deux étages qui abrite alors l’IRCAM, vous êtes en bas de l’entrée principale où une vingtaine de marches claires en pierre, et en demi-cercles vous permettent d’accéder au hall d’entrée. Grandes baies vitrées. Devant vous, deux escaliers tournant l’un à gauche, l’autre à droite, et vous voici devant la grande salle de théâtre : 600 places. En contournant par la droite, vous pouvez vous installer à la cafeteria-restaurant avec vue sur la Place Séraucourt, immense place où se dressent, entre les platanes centenaires, jeux, manèges et stands lors de la Foire de Bourges fin juin.
Une grande salle de spectacles sans petite salle, c’est comme un poisson sans bicyclette ! La petite salle Lautréamont de son nom se situe au sous-sol, un peu sombre et mystérieuse, 200 places, c’est suffisant pour les représentations plus intimes.
Cette fois, c’est ton père qui vous dépose toi et Christiane, ta camarade de classe depuis la maternelle. Vous êtes en seconde. Il reviendra vous chercher après le spectacle vers 22h30. Tu vas assister pour la première fois de ta vie à un grand concert. Samson François va jouer devant toi, dans cette salle. Est-ce vraiment ta place ? Pourquoi ton père ne vient-il pas aussi ? Il est vrai que la grande salle est composée pour moitié de lycéens, mais l’autre moitié, ce sont des adultes. Tu as rangé soigneusement ton billet dans ton sac à main. Au fait, l’as vraiment pris ton billet ? Un petit pincement au cœur, des rougeurs sur les joues, et tu fouilles ton sac. Ouf, il est bien là, rangé.
Côté pair, tu montes les marches et entres dans la salle de concert avec Christiane. C’est une chance, vous êtes placées du bon côté : vous verrez les mains magiques du pianiste. Pour cette sortie, tu portes un manteau droit, beige clair, et une robe très sage, col Claudine, ajusté à la taille, arrivant juste aux genoux, douce, car en crêpe de laine, imprimé liberty mêlant un vert amande et dégradés de rose et violet. Manteau et robe confectionnés par ta mère, bien entendu. Des bas couleur chair et des chaussures à petits talons noirs, il faut tout de même rester sobre !
Bien callée dans ton fauteuil très confortable, tu regardes autour de toi. Tiens, Monique, Anne-Marie, Françoise, Odile, Nicole et François, Hugues, Jean-Paul. Des chanteurs comme toi de la chorale mixte des lycées de Bourges. Si le concert se termine à 22 heures, tu pourras aller les voir, discuter avec eux, ou sûrement à l’entracte.
Peu à peu la lumière s’estompe dans la salle et fait place à un bel éclairage de la scène et du piano. Le rideau rouge est déjà tiré. Quelques minutes, et le directeur de la Maison de la Culture entre en scène, insiste sur le privilège que nous partageons en accueillant Samson François que l’on se présente plus et qu’il ne nous présente pas, puis il disparaît.
Il arrive sur scène l’Artiste. En costume sombre, cravate sombre, chemise blanche. Un peu trop grande la veste ? Il s’assoit sur le tabouret, essaie de s’asseoir sur le tabouret, l’ajuste. Plusieurs minutes, et soudain il s’assoit, se raidit et commence à jouer comme ça, sans avertir de rien du tout.
Toi, cinq minutes plus tard, tu ne sais plus très bien ce qui se passe. Tu as la chair de poule, tu essayes en vain de refréner l’émotion qui te submerge, les pleurs que tu ne peux contenir. La grâce, un moment de grâce, d’un ailleurs, un autre monde. Tu te laisses emporter par la musique, une ballade de Chopin, puis une autre, suivies de deux Nocturnes. Tu es dedans et tu entends en toi une autre musique en correspondance, celle de Poulenc, ta partition de soprano dans des chansons populaires reprises par lui pour chant choral. Mais tu reviens vers Chopin, Samson François te ramène vers lui. Tu ne résistes pas. Tu ne résistes plus. Tu aimerais jouer au piano. Trop cher pour tes parents. Tu écoutes, tu te baignes dans ces compositions qui te touchent si profondément que cela t’effraie. Que vas-tu découvrir en aimant la musique, les musiques, en chantant ?
Samson François. «Eclats de vie» 2012-2025.
Dominique Gressin
