MES TEXTES

Ce soir du 8 février 2012, j’arrive à Saint-Claude pour deux jours de travail avec une équipe de professionnels du social.

Retour à Saint-Claude plus de trente ans après des vacances d’hiver passées avec un couple d’amis. Dans ces paysages peu enneigés, je me souviens de Sabine dans la neige, le froid, serrant très fort contre elle sa poupée en bois, chevelure de laine, achetée dans une entreprise de tournage la veille. Visite d’une fromagerie ou le comté, puis le morbier avivent sa gourmandise. Et enfin, découverte d’un maître pipier. Le brûle-gueule en racine de bruyère m’accompagne pendant des années. Fumer correspond avec plaisir. Plaisir d’un rituel rappelant l’attention que mon père portait à ses deux pipes en racines de bruyère elles aussi.

Je cherche et je retrouve le même maitre pipier et reviens avec deux pipes en bruyère, l’une à la tête ronde dotée d’une cicatrice sombre au tuyau long, recourbé et fin, l’autre à la tête effilée et au tuyau court et droit. L’une et l‘autre au toucher si doux, dont la chaleur de la combustion lente du Nappa Valley, tabac recommandé par le maître-piper et confirmé par le vendeur de tabac, réchauffe ma main qui caresse la tête ronde.

Retour à Paris pour un week-end de spectacles partagés avec Christian. Ce dimanche 12 février 2012, je me retrouve dans le train qui regagne Auxerre. Heureuse coïncidence : un couple d’amis. Echanges chaleureux. Rendez-vous pris pour se revoir rapidement.

Arrivée à la maison, je pose rapidement ma valise, mon sac dans mon bureau pour écouter mes messages. Un message de Sabine qui me demande de la rappeler. Elle voudrait parler. De la tristesse dans sa voix. Presque le même message que celui reçu sur mon portable à Saint-Claude auquel j’ai essayé de répondre en vain. Impossible de laisser un message sur son portable.

Je commence à ouvrir ma valise. Deux silhouettes se détachent, deux silhouettes sombres ; des uniformes. Des pompiers peut-être. Ce n’est plus le moment du calendrier. Mais nous étions exceptionnellement en Inde durant la fin de décembre et début janvier !!
Ce sont deux gendarmes qui semblent chercher. J’ouvre la porte : l’un la quarantaine et l’autre la trentaine.
– Vous êtes bien Madame Gressin
– Oui
-­ Vous habitez ici ?
-­ Oui
-­ Votre fille est bien Sabine Gressin épouse M
-­ Oui … mais entrez …
Que s’est-il passé ? Une altercation avec son nouveau compagnon dont j’ai fait la connaissance dimanche dernier.
– ­eh bien, …
Le jeune gendarme est embarrassé
-­ eh bien, le sergent B. a essayé de vous joindre. Euh, nous avons retrouvé votre fille ce matin dans un jardin
-­ vous avez retrouvé …
-­ oui, elle était décédée …… mais asseyez-vous Madame, asseyez-vous …

Un éclair blanc. Ce n’est pas possible ! Un grand blanc. Une lueur aveuglante !
Assise, je ne sens rien. Debout, rien. Je regarde autour de moi, comme si je n’étais pas là. Je ne suis pas là. Je ne suis pas là. Les gendarmes sont le fruit de mon imagination, d’ailleurs ils s’en vont, leurs silhouettes se dissipent dans le crépuscule de cette belle journée ensoleillée de fin d’hiver.

Un regard circulaire, lovée dans un des deux fauteuils club en cuir souple, si doux aux tons naturels, où suis-je ? Je caresse doucement les clous à la tête arrondie qui longent les accoudoirs. Où suis-je ? Je suis dans la salle de séjour de ma maison, celle de Sabine aussi, de cette longère bourguignonne qu’elle aime. Elle doit venir un week-end avec son nouveau compagnon.

Si ces gendarmes ont bien existé, je dois téléphoner à Christian tout de suite, il doit savoir aussi. Des minutes d’attente, abasourdie, des larmes coulent peu à peu sur mes joues, puis un, plusieurs sanglots, un, plusieurs cris Non, non,… Elle semblait si bien dimanche dernier. Peut-être un nouveau souffle. Dans une maison avec un homme qui semblait l’aimer.

Le téléphone portable, j’appelle Christian. Venir, non, nous devons aller à Joigny demain pour répondre aux questions des gendarmes afin d’affiner les circonstances de son décès, de sa mort, sa mort à 35 ans comme son père. Lui, le 21 août 1978.

Retour de Saint-Claude. «Eclats de vie» 2012-2025.
Dominique Gressin