MES TEXTES

Ce 2 août 1978, mes amis, deux couples d’amis ont répondu à mon invitation à dîner. Nous fêtons ma réussite au concours de cadres de la Sécurité Sociale. Je partirai donc une semaine par mois pendant deux ans, près de Tours la première année et à Paris à l’école de la CNAF la seconde année, si j’obtiens l’examen de fin de première année. Sabine court joyeusement dans la salle de séjour où trône mon métier à tisser quatre cadres, quatre pédales. Elle saisit les couverts avec la détermination d’une enfant de deux et demi qui va participer à un moment heureux, de partage entre amis. Le bouquet d’Isabelle et de Jean-Michel trône sur la grande table rectangulaire en chêne acquise quelque temps auparavant à une vente aux enchères. La peluche offerte par François et Marie-Hélène est bien calée sur la chaise de Sabine. J’entends le claquement d’une porte de voiture qui s’est garée tout prêt de la maison. Subitement, nous découvrons la silhouette filiforme de Gérard se profilant à la porte.

Il a dû se faire conduire car il n’a pas le permis. Par qui ? Par une pensionnaire de l’hôpital probablement ? Il est en contre-jour et je perçois tout de suite qu’il a bu. Il entre dans la pièce.

– Bonjour je vois qu’on s’amuse bien ici !

Je le sens en me rapprochant de lui « Bonjour Gérard, pourquoi es-tu venu maintenant ? »

Je la reconnais cette haleine. Et puis ses yeux noirs, ses superbes yeux noirs ourlés de cils longs et courbés, ce sont des yeux d’une telle noirceur, leur pupille est voilée, leurs éclairs de haine me transpercent.

Et sa bouche, si bien dessinée, sa belle bouche se tord, se tord, alors que je l’ai vu tant de fois sourire, si douce et sensuelle lorsqu’elle m’embrassait,

Et sa peau, veloutée, une belle peau mate aux pores réguliers, sa peau est terne, grisâtre, et ses narines un peu empâtées mais qui équilibrent si bien son visage, ses narines sont dilatées.

Il a bu, oui, il a bu, alors qu’il est sous traitement. Un éclair et je pense au médecin psychiatre « Dominique, n’ouvre pas à Gérard en ce moment, car il est en pleine crise et je pense qu’il peut se procurer des armes. Tu es en danger. S’il vient te voir, tu ne lui ouvres pas la porte ! Tu préviens les gendarmes s’il insiste. »

Trop tard, il me saisit par les épaules, me secoue violemment et hurle des « Salope, tu vas me le payer ». Je ne crie pas. Mes amis se sont levés. François a pris Sabine dans ses bras et, accompagné de sa femme Marie-Hélène, ils se sont réfugiés dans la petite cuisine et ont poussé la porte.

Jean-Michel s’interpose tout en parlant à Gérard : « Je peux comprendre que tu sois en colère, mais il y a des limites à la colère ». Gérard le regarde droit dans les yeux « Occupes toi de ce qui te regarde » et il sort un revolver de la poche de son blouson de cuir, le braque sur lui.

– Gérard, on se connaît bien, qu’est-ce qui t’arrive ?

– Pousse-toi, c’est elle, c’est elle

Il pose le revolver sur la table et se rue sur moi : « Salope, salope, tu es vraiment une salope ». Je suis à terre, il me relève, me frappe à la figure. Je me protège avec mes bras. Ma robe est déchirée. Je suis de nouveau à terre. Mon épaule gauche meurtrie, me fait très mal.

Qui est-ce ? Est-ce lui le père de Sabine ? Est-ce l’homme qui m’a emmené sur des terres inconnues ?

Est-ce l’homme au charme fou, à l’intelligence brillante, à la sensibilité exacerbée, au charisme si prégnant qu’il a entraîné avec lui de nombreuses personnalités des lettres, des hommes de loi, dans ses combats pour une grande réforme des prisons ?

Est-ce lui, le premier détenu condamné à la réclusion criminelle, qui fut admis à poursuivre des études d’éducateur spécialisé ?

Est-ce lui qui, faute de trouver une place dans la société, a rénové patiemment la longère solognote que nous avions achetée ?

Est-ce lui cet homme que j’ai aimé et qui m’a aimée à en mourir ? à en mourir. C’est bien cela, il est venu pour me tuer, tuer Sabine puis se suicider. C’est cela. C’est évident. Les trous des balles dans l’oreiller, je m’en souviens. Et le petit mot posé sur la table de nuit. « Je ne peux pas me supprimer dans la maison. Je ne peux. Je t’aime trop toi et Sabine. »

J’entrevois Jean-Michel. Il a enlevé doucement toutes les cartouches du revolver et les a mises dans sa poche pendant que Gérard me battait. Première fois et dernière fois.

Gérard reprend le révolver et part. « Je reviendrai, et là je ne te raterai pas. Je te tuerai, je te tuerai »

Le 3 août 1978. Arrêt de travail de 15 jours. Je porte plainte pour coups et blessures. Les gendarmes m’informent que Gérard a commis un hold-up à la Caisse d’Épargne de Lorris vers 20h15 la veille, le 2 août. Il est incarcéré à la Maison d’Arrêt d’Orléans.

Le 22 août 1978. La Nouvelle République du Centre

Un suicide à la Maison d’Arrêt d’Orléans.

Le détenu âgé de 35 ans qui avait braqué la Caisse d’Épargne de Lorris le 2 août dernier s’est suicidé dans sa cellule le 21 août. Son codétenu a alerté les surveillants dès 6h45. Les médecins ont constaté la mort et ont demandé une autopsie pour déterminer les causes du décès.

Un dîner presque parfait. «Eclats de vie » 2012-2025.
Dominique Gressin