MES TEXTES

La 2CV bleue traverse la Sologne en ce mois de septembre. J’arrive à la Ferté Saint-Aubin, et je franchis pour la troisième fois de ma vie la porte d’entrée d’une maison bourgeoise solognote située face à la Mairie, entourée d’un jardin : LE centre social de la CAF du Loiret. J’y recevrai les habitants lors d’une permanence sociale hebdomadaire, et je superviserai les activités du centre de loisirs ouvert les mercredis et pendant les petites vacances scolaires.

Depuis trois jours, je suis L’Assistante Sociale du canton de La Ferté Saint-Aubin. Je succède à Mademoiselle L, tailleur foncé, jupe plissée blazer, assistante sociale toute sa vie professionnelle durant dans ce même canton, partie en retraite en juin. Marie Josèphe, la quarantaine célibataire, discrète et secrétaire depuis vingt ans, m’accueille un franc sourire aux lèvres, déjà habituée à ma coiffure à la Angéla Davis, ma longue robe imprimée René Derhy au ton violine, rose indien, bleu électrique.

Je m’isole dans mon bureau, savourant le café préparé par Marie Jo, pour planifier les visites à domicile que je ferais cet après-midi à Ménestreau en Villette. Préparer l’entretien comme me l’ont appris tes monitrices de stages. Des éléments de l’histoire de vie glanés dans les dossiers laissés par celles qui sont maintenant des collègues. Définir l’objectif de la visite et rechercher des renseignements utiles à transmettre, anticiper ce qu’attendent les personnes, ne pas juger, être à l’écoute. Etre professionnelle Dominique, c’est trouver la bonne distance, pense toujours à la distance, scandait ma formatrice préférée de l’Ecole de la Croix Rouge de Tours.

Etre professionnelle à la campagne, chère formatrice, c’est aussi bien préparer l’itinéraire : ne pas se perdre, qui est synonyme de perte de temps, parfois d’énervement, car être professionnelle chère Madame, c’est aussi arriver à l’heure !!

Trois visites : cela me semble raisonnable pour ta première sortie. Il faut prendre le temps de faire connaissance et de commencer à me faire reconnaître. Bousculer les représentations, oui, choquer non.

13h45. Après un déjeuner léger partagé avec Marie Jo, ma 2CV prend la direction de Ménestreau en Villette. Première visite : monsieur et madame V, la soixantaine, se sont vus confiés leur petite-fille âgée maintenant de 10 ans. Leur fille occupée à temps plein rue Saint-Denis. Renouvellement d’une allocation mensuelle. La routine pour certaines.

La petite maison en bois ne se trouve pas dans la prairie mais dans la forêt solognote. Pas vraiment le temps d’admirer un paysage où de grandes fougères aux frondes jaunissantes, côtoient des bans de bruyères dont le rouge et le rose des fleurs tranche avec le vert émeraude du feuillage. Bonne préparation de l’itinéraire : ma 2CV approche du lieu dit en moins d’un quart d’heure. Le chemin vicinal se cambre, un chevreuil le traverse à toute vitesse. Une gazelle !!

J’arrive devant le chemin de terre. Il me semble entendre beaucoup de bruit, un bruit bizarre comme un ronflement, tu aperçois d’épais nuages gris. Vrombissement, crépitement, grondement, ronflement, éclatement, claquement, chuintement, embrasement.

Au secours ! Au secours ! Je perçois les appels de madame V à l’intérieur de la petite maison en bois qui brûle. Je ferme précipitamment ma fenêtre ouverte qui retombe lourdement sur mon bras. J’arrête le moteur, cours sur le chemin en graviers qui s’introduisent dans tes sandales. Les battements de ton pouls s’accélèrent. Où est-elle ? Où est-elle ? De la fumée, je ne vois rien, j’entends un vrombissement secouant la terre et le ciel, je la vois là, je la devines au milieu des flammes qui n’ont rien à voir avec le gigantisme de celles que tu as perçues en arrivant. En fauteuil roulant, elle est là, prêt d’une cheminée en fonte qui fond, quatre vingt kilos au moins ! Comment faire ?

En dégageant le fauteuil vers la sortie de toutes tes forces, « je suis la nouvelle assistante sociale, y-a-t-il des choses que vous voulez sauver ?

– Non, tout a brûlé

– Mais des papiers, des photos, des objets ?

– Non, vous arrivez bien, vous arrivez bien !

La maison est de plain pied : tu pousses doucement mais sûrement Madame V le plus loin possible du brasier sur ce chemin qui a visiblement été comblé par un arrivage de gravillons très récemment !

– Où se trouve le téléphone le plus proche pour appeler les pompiers ?

– À la scierie Renault à deux kilomètres juste vers l’entrée de Ménestreau

– et votre mari, comment le prévenir ?

– il doit revenir à 4 heures, il le saura bien assez tôt !

– Madame V y a-t-il quelque chose à sauver ? J’y vais, il est encore temps.

– Non, c’est gentil non tout a brûlé, toute notre vie.

Premiers sanglots. Je lui serre les mains, remonte la couverture sur elle.

– Je fais vite, je reviens tout de suite, accompagné de caresses sur les épaules.

Coup de téléphone aux pompiers à la scierie. Le chef d’équipe m’accompagne sur les lieux avec couvertures et boissons chaudes et fraîches. Il est ravi de faire ta connaissance, il me trouve sympathique, semble-t-il. Le maire, instituteur à la retraite depuis une bonne vingtaine d’années, arrive sur les lieux quelques minutes plus tard, peu de temps après les pompiers. Il est lui aussi ravi de faire ma connaissance et me trouve très sympathique.

14h30 : quelques poutres calcinées, une odeur de métaux brûlés. Des fumées. Une chaleur étouffante. Le chemin vicinal 20 est interdit à la circulation. Les pompiers ont perdu le contrôle de la bouche d’incendie. Madame V pleure les objets en cuivre, en fonte, en laiton, ils sont brocanteurs, mais elle pleure aussi les photos, les papiers, la petite maison en bois que son mari et leurs amis ont construit.

Solution d’urgence : ils habiteront dans une cabane de jardin au fond de leur terrain. Elle ne veut pas quitter son lieu, leur lieu. Ils n’ont pas d’assurance. Ils ont tout perdu. Tout est à reconstruire.

Je ne trouverais aucune méthode, aucun outil dans tes manuels de la parfaite assistante sociale, je le sais. Je dois tirer toutes les sonnettes, même celles auxquelles je me refusais pendant mes études. La Semaine de la Bonté.

Tu as dix ans et tu participes avec tes parents et ta sœur cadette au repas dominical. Ton père écoute religieusement la chronique Les Dernières nouvelles de demain entamée par Attendez-vous à savoir, scandée par J’ai encore appris, conclue par Et vous saurez, de Geneviève Tabouis.

Le dessert arrive délicieusement dans nos assiettes et tu voyages, dérivant au gré d’iles flottantes dont tu as battu vigoureusement le blanc des œufs en neige ferme et poudreuse. À la politique étrangère succède la Semaine de la Bonté. Voix doucereuse qui annone chaque dimanche matin sur les ondes de RTL « LA Bonne Action » menée grâce à la générosité des auditeurs. Une pauvre femme battue par son compagnon est à la rue. Un pauvre couple, dont le mari au chômage, après un accident du travail vient d’être expulsé.

Et bientôt, de pauvres grands-parents accueillant leur petite fille, sont victimes d’un incendie qui ravage leur maison non assurée.

Pire, une pauvre assistante sociale alerte la Semaine de la Bonté d’un drame qui met toute une famille à la rue après un incendie.

En rejoignant mon bureau pour parler, échanger avec Marie Jo, j’échafaude toutes ces solutions, et si les amis et voisins de M et Mme V les aidaient à reconstruire une maison en dur avec un soupçon de soutien extérieur …

Sous les bruyères d’automne, la jubilation de l’improvisation et de la création.

Un accueil chaleureux. «Eclats de vie» 2012-2025.
Dominique Gressin